Liberté, Égalité, Ubérisé

Cosmin Popan
5 min readOct 6, 2023

The latest exhibition for my recently finished project Doing Gig Work opened this week at Rize, in Villeurbanne (Lyon). Despite having wrapped up the project some months ago, it has a wonderful afterlife and I’m happy I can still exhibit some of the wonderful artwork co-produced for this research.

Below is a presentation (in French) which I delivered yesterday at the opening of the exhibition.

Cette exposition rassemble des récits de livreurs de repas de trois villes où, pendant 3 ans, j‘ai mené une recherche ethnographique pour le projet Doing Gig Work. Social Implications of Platform-Based Food Deliveries.

Il s’agit d’un projet conduit dans trois villes européennes (Manchester, Cluj et désormais Lyon), qui vise à étudier l’économie de plateformes (gig economy) et sa reconfiguration des espaces urbains. Il enquête sur la gestion, la solidarité et la résistance des livreurs de repas.

Pendant mon projet, j’ai observé deux aspects qui m’ont mené à des collaborations avec six artistes visuels avec le but de relever les conditions de travail de ces livreurs :

- D’une part, le manque de connaissance et de compréhension par le public des conditions de travail de ces livreurs et

- D’autre part, et en conséquence, la difficulté à nouer des solidarités avec cette main-d’œuvre précaire et, le plus souvent, migrante.

Mais comment ce manque de solidarité se manifeste-t-il ?

Pendant ma recherche, j’ai découvert un manque d’empathie décourageant envers ces travailleurs. Cela est en grande partie lié à l’affirmation, qui s’est souvent invalidée dans les tribunaux du monde entier, selon laquelle les livreurs sont des travailleurs indépendants et non pas des employés. Ils sont ainsi dépeints comme des auto-entrepreneurs, seuls responsables de leurs succès ainsi que de leurs échecs.

La plupart de ces travailleurs sont des migrants, dont la précarité est amplifiée par la vulnérabilité résultant du fait qu’ils sont souvent nouveaux dans les villes où ils travaillent, qu’ils ne parlent pas la langue et ne connaissent pas leurs droits ou qu’ils sont sans papiers.

En plus, la nature même du travail de plateforme fait de la solidarité au travail une tâche difficile pour la plupart de ces travailleurs. Ce travail est atomisé, les travailleurs ne se rencontrent pas et l’action collective est souvent impossible.

Je veux présenter maintenant quelques exemples pour illustrer mon propos concernant ce manque d’empathie et de solidarité.

1. En France, où j’ai déménagé l’année dernière, un titre d’actualité a attiré mon attention : Traité d’”esclave” par un client, un livreur Uber Eats dépose une plainte officielle

a. Un SMS d’un client à ce livreur : « Dépêche-toi esclave »

b. Les livreurs sans papiers à Lyon, qui n’ont pas autre choix que de louer des comptes, sont souvent signalés par les clients ; suite à ces actions, leurs comptes sont fréquemment bloqués par Uber Eats ou Deliveroo.

c. Enfin, les citoyens et les municipalités à travers le pays procèdent à ce que l’on peut qualifier d’épuration sociale envers ces travailleurs. Ceci est visible (ou plutôt invisible) à travers ce qu’on appelle des « zones blanches », des périmètres géo-clôturées devant les restaurants et les zones résidentielles où les livreurs ne peuvent pas s’asseoir et recevoir des commandes.

2. En Roumanie, lors des grèves des livreurs en 2020, une série de commentaires en ligne du public suivaient un schéma similaire :

a. « N’êtes-vous pas heureux ? Il y a 2 millions de chômeurs de plus qui attendent de prendre votre place »

b. « Les maisons de paris sont ouvertes. Vous pouvez toujours revenir aux activités que vous faisiez auparavant »

c. Des accusations courantes sont également exprimées par les clients, qui se plaignent que la nourriture est en retard ou froide — même si ce n’est pas toujours la faute des livreurs.

3. Au Royaume-Uni, l’un des livreurs lui aussi décrit une situation pareille

a. « Si vous regardez comment ces entreprises fonctionnent… c’est une manière d’asservir les gens. Mais ils disent <Non, vous n’êtes pas des esclaves parce que vous avez un salaire, vous êtes indépendant, vous travaillez comme vous voulez> ».

b. Il y a aussi les aspects invisibles du travail que le public ne voit pas à travers les interfaces des applications qu’il utilise. Les agressions physiques sont des menaces courantes auxquelles ces travailleurs sont fréquemment confrontés. Moi aussi, j’ai failli être agressé alors que je faisais des livraisons à vélo à Manchester.

EN CONCLUSION

La précarité et le caractère déshumanisant de ces métiers doivent être un avertissement pour chacun et chacune d’entre nous. Par solidarité instinctive avec ceux qui apportent notre nourriture à la porte. Mais aussi parce que cela risque de devenir l’avenir du travail pour beaucoup d’entre nous.

A travers cette exposition, ce projet vise à contribuer à renforcer certaines de ces solidarités manquantes ou oubliées.

Cette exposition est une forme d’engagement public, qui accueille non seulement des chercheurs, mais un public plus large préoccupé par les conditions de travail dans l’économie des plateformes.

Enfin, en attendant la chute du capitalisme des plateformes, je vous offre cinq conseils en tant que clients Uber Eats ou Deliveroo pour améliorer les conditions de travail de ces livreurs :

1. N’appelez pas le livreur pour lui demander où il est ou pour se dépêcher. La plupart du temps, les retards sont causés par les restaurants.

2. Donnez des pourboires. Les livreurs sont payés à la tâche et très souvent ils ne gagnent pas le SMIC.

3. Descendez dans la rue pour récupérer votre commande. Ça leur fait gagner du temp précieux.

4. Donnez des puces positives. Les livreurs risquent souvent perdre leurs comptes à cause de leur score.

5. Ne réclamez pas les livreurs qui louent des comptes. Louer un compte est souvent leur seule chance de travailler en France.

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Cosmin Popan

GATES post-doctoral fellow, MaCI, Université Grenoble Alpes. Interested in mobilities, migration, labour, gig economy. Twitter: @cosminpopan